Ce choix – qui peut être identique pendant quatre ans – relève du goût des enseignants, quoique articulé à « la perspective de travail avec les élèves », selon Laurent Digonnet, qui dit se frotter à la difficulté du Menteur d’après le souvenir d’une mise en scène de Julien Gauthier qui lui avait plu.
Tout commence par une lecture bien peu littéraire, celle du Bulletin officiel, qui précise que « le programme de français fixe quatre objets d’étude pour la classe de première », dont « le théâtre du XVII siècle au XXI siède. […] Le programme national de douze oeuvres, renouvelé par quart tous les ans, définit trois oeuvres par objet d’étude, parmi lesquelles le professeur en choisit une et son parcours associé ». Celui-ci s’apparente à une thématique, qui « permet un travail plus efficace et pertinent du texte », précise Alain Brunn, inspecteur général de l’éducation, du sport et de la recherche (groupe des lettres et groupe des enseignements artistiques [théâtre & cirque]). Le parcours associé est aussi une porte d’entrée pour proposer, à travers lui, un corpus
d’œuvres d’autres siècles en guise d’ouverture.
UN CHOIX EN COMMISSION
Les textes sont choisis par une commission composée de professeurs de lettres, d’inspecteurs du second degré et des inspecteurs généraux. Le trio de textes théâtraux, renouvelé en cette année scolaire 2024-2025, se compose de deux œuvres classiques et une contemporaine, soit Le Menteur, de Corneille, On ne badine pas avec l’amour, de Musset, et Pour un oui ou pour un non, de Sarraute, chacune avec un parcours associé, respectivement « mensonge et comédie », « les jeux du cœur et de la parole », et « théâtre et dispute ». « Aucune liste ne préexiste aux choix », précise Alain Brunn. En eftet, ce sont les professeurs de la commission qui font des propositions, étudiées et discutées après relecture des textes par tous les membres, avant validation finale par le ministère de l’Éducation nationale. Leurs propositions répondent en creux à des considérations « esthétiques et éthiques », dans la mesure où les enseignants « savent que mettre une œuvre au programme, c’est lui conférer une reconnaissance, et travailler ainsi à la formation d’une culture commune », ajoute l’inspecteur général de l’éducation. Un des critères ? L’actualité théâtrale. Les professeurs peuvent soumettre des textes parce qu’ils ont apprécié une mise en scène. Les textes sont ensuite passés au crible de questions pratiques – la présence « d’éditions nombreuses, accessibles, de qualité » – et pragmatiques. Autrement dit, il s’agit de déterminer « la pertinence du texte en tant que support de travail par rapport aux exercices à l’examen », Cette condition peut conduire à écarter certains textes, qui seraient pourtant excellents à travailler en classe. Là se situe, par ailleurs, la différence entre le programme de lettres et celui de spécialité théâtre,
note Alain Brunn. En effet, si un texte peut « être un très bon support de réflexion dramaturgique et de mise en scène » en spécialité, il ne sera pas nécessairement adapté pour les lettres. Il faut penser le texte notamment en fonction de l’épreuve orale du commentaire, soit la possibilité effective, pour l’élève, de « saisir et rendre compte de sa réalité textuelle en huit minutes ». S’il n’existe pas a priori de critères d’emblée rédhibitoires, certains textes ne seraient pas retenus (ni proposés) dans la mesure où ils « risqueraient de mettre les élèves en difficulté », poursuit Alain Brunn.
UN ÉCLAIRAGE SUR NOTRE ÉPOQUE
Plus largement, un des enjeux est de préserver une variété de genres, d’époques, d’esthétiques pour ouvrir le paysage. À cette fin sont parfois cherchées des pièces plus méconnues d’auteurs incontournables, comme Le Menteur. Ici, il s’agit de faire découvrir le Corneille « comique» autrement que par L’Illusion comique, texte « davantage fréquenté », note Alain Brunn. Jamais encore programmé, un monologue est-il envisageable? « Pourquoi pas », répond-il, en pensant à Koltès. Les textes retenus tendent aussi à donner un éclairage sur notre époque. « Certains enjeux du Menteur rencontrent la condition actuelle des élèves, comme la représentation de soi à l’ère des réseaux sociaux.» Pour autant, nuance Nina, professeure, une telle ouverture est peu permise avec « seulement trois œuvres. Elles ne peuvent pas prendre en compte le goût et les compétences de l’ensemble des professeurs, par ailleurs trop peu nombreux à participer aux commissions ». Elle ajoute, au regard du programme actuel : « Les œuvres de Corneille et de Musset se ressemblent si fort, tant du point de vue des thématiques que de l’écriture, qu’il est presque question de filiation entre elles. Seule la pièce de Sarraute offre une possibilité d’étudier une voie moins habituelle. »
LES « ULTRACONTEMPORAINS » GRANDS ABSENTS
Aussi, des constantes se dégagent. «Ce sont souvent des textes au programme de l’agrégation les années passées», remarque Léa, une professeure de lettres en lycée. Ou bien, dans une démarche d’historicité, ces choix permettent de « réveiller notre regard sur certains textes, certains auteurs, ou de remettre en avant des autrices », note Laurent Digonnet, professeur de lettres et de théâtre en spécialité au lycée public de Saint-Just, à Lyon. « Ces textes ont été validés par l’autorité littéraire », note Léa. « Ils ont été étudiés par la recherche, et « patrimonialisés« , y compris pour certains « classiques contemporains« », note Laurent Digonnet à propos de Juste la fin du monde, de Lagarce, au programme ces quatre dernières années. « À la différence de Molière ou de Marivaux, Lagarce ne me semble pas un auteur évident pour un lycéen, souligne cependant Léa. Mais il était programmé à l’agrégation [en 2012, NDLR].» S’ajoute un engouement populaire, « avec le film [de Xavier Dolan, NDLR] et la redécouverte de cet auteur, l’édition. de tous ses écrits », complète Laurent Digonnet, avant de préciser que son arivée au programme du bac de français a parachevé sa patrimonialisation. Autant de raisons qui expliquent l’absence, jusqu’à présent, de textes ultracontemporains. Pour autant, leur inscription au programme est tout à fait possible, selon Alain Brunn, à la condition qu’il existe assez de ressources théoriques. Ceux-ci sont davantage présents en spécialité théâtre, en appui des spectacles au programme (Wajdi Mouawad, Joël Pommerat en 2013). D’abord « éprouvés par le milieu théâtral », ils pourraient figurer plus tard au programme de lettres, suppose Laurent Digonnet. Quid de l’enseignement ? Parmi les trois textes, les professeurs en élisent un seul. Ce choix – qui peut être identique pendant quatre ans – relève du goût des enseignants, quoique articulé à « la perspective de travail avec les élèves », selon Laurent Digonnet, qui dit se frotter à la difficulté du Menteur d’après le souvenir d’une mise en scène de Julien Gauthier qui lui avait plu. Parfois, il s’agit de la décision du chef d’établissement, ajoute Léa.
Pour bâtir leurs cours, outre des formations reçues sur les textes, les professeurs s’appuient sur le parcours associé. L’étude d’un texte théâtral ne peut certes être identique en lettres et en spécialité. Mais l’idéal pour saisir ce support, par essence « troué » en vue de son passage au plateau, reste de tendre à l’approche dramaturgique. « La lecture oralisée permet de percevoir les enjeux, ou de rendre audible l’alexandrin, pour donner aux élèves le goût de lire et d’approfondir le texte », estime Laurent Digonner.
Sur Eduscol, site ressource du ministère de l’Education nationale, figurent aussi des propositions de mises en jeu de la pièce de Musset. Cela dit, les professeurs regrettent de manquer de temps pour s’en emparer, confient l’ensemble de nos interlocuteurs. Reste la plateforme Cyrano, attentive aux programmes scolaires, qui propose des captations de mises en scène. Reste aussi le « plaisir de faire entendre la langue, tant celle de Molière que celle de Lagarce », d’après Laurent Digonnet. Et « d’exercer son jugement critique, de travailler l’implicite », complète Léa.
« AUCUNE LISTE NE PRÉEXISTE AUX CHOIX »
ALAIN BRUNN, INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L’ÉDUCATION, DU SPORT ET DE LA RECHERCHE.